L’ancienne écriture énigmatique « Kouchan » enfin presque totalement déchiffrée, après 70 ans de recherches

Grâce à des symboles découverts gravés dans la roche au Tadjikistan, des linguistes sont parvenus à déchiffrer une grande partie des caractères de la surnommée « écriture inconnue kouchan », identifiés pour la toute première fois à la fin des années 1950, mais non décryptés jusqu’à présent.(Source : Géo).

Elle intrigue les linguistes depuis sa découverte dans les années 1950, sans qu’ils aient réussi à la déchiffrer pour autant : la dite « écriture inconnue kouchan » .

Dans la revue « Transactions of the Philological Society » le 12 juillet 2023, des spécialistes annoncent avoir enfin partiellement déchiffré le système ancien, à l’aide d’inscriptions « bilingues » gravées dans la roche, récemment découvertes dans un lieu connu sous le nom de Khoja Mafraj chez les populations locales, dans les gorges d’Almosi (Nord-Ouest du Tadjikistan).

Un puissant Empire kouchan durant l’Antiquité

L' »écriture inconnue kouchan » était probablement l’une des langues officielles du territoire éponyme, l’Empire kouchan (ou kushan), l’un des États les plus influents du monde antique, en partie à l’origine de la propagation du bouddhisme en Asie de l’Est et d’œuvres architecturales monumentales.

Entre 200 avant l’ère commune et 700 de l’ère commune, l’empire Kouchan s’étendait en effet à travers l’Asie centrale et le Nord de l’Inde, englobant une grande partie de ce qui est aujourd’hui l’Ouzbékistan, l’Afghanistan ou encore le Pakistan, et coexistant ainsi pendant un moment de son existence avec l’Empire romain. L’Empire Kushan peut être associé (entre autres) aux premiers nomades de la steppe eurasienne s’y étant installés, surnommés les « Tokhariens » par les auteurs gréco-romains.

Ces derniers pourraient avoir parlé cette langue indo-européenne (plus précisément iranienne moyenne) mystérieuse, si bien que les chercheurs ont proposé de l’appeler l' »eteo-tokharien » — « eteo » étant un préfixe signifiant « vrai », « original », pour la situer par rapport aux (deux, voire trois) langues tokhariennes déjà identifiées, parlées par ces populations il y a deux millénaires.

Des textes disparus avec le temps

Le « script » associé à cette langue kouchan (ou « eteo-tokharienne », donc) est resté insaisissable pour les linguistes, notamment parce que nombre des textes de l’Empire antique n’ont pas résisté à l’épreuve du temps. Svenja Bonmann, experte en linguistique comparée (étude de l’histoire et l’évolution des langues) à l’université de Cologne (Allemagne) et auteure principale de l’étude nouvellement publiée, explique dans une vidéo publiée en allemand et traduite par « LiveScience » :

La plupart de ce qui a été écrit à l’époque a probablement été enregistré sur des matériaux organiques, tels que des feuilles de palmier ou de l’écorce de bouleau. Le matériau organique se décompose très rapidement, ce qui signifie qu’il n’en reste pratiquement plus.

Des indices subsistent toutefois à travers l’Asie centrale : plusieurs dizaines d’inscriptions gravées sur les murs des grottes et peintes sur des bols et des pots en argile des actuels Tadjikistan, Afghanistan et Ouzbékistan principalement, ont été identifiées depuis la fin des années 1950 par les archéologues. Cela fait des décennies que les spécialistes s’y sont penchés, sans grand succès.

Pour décoder l' »écriture inconnue kouchan », ils utilisent finalement des méthodes similaires à celles employées pour déchiffrer les écritures anciennes par le passé, à l’image de la célèbre « pierre de Rosette » pour les hiéroglyphes égyptiens. « Le meilleur scénario est d’avoir un texte parallèle — un soi-disant bilingue ou trilingue — qui présente à peu près le même sens, mais dans deux ou trois écritures ou langues différentes », explique Svenja Bonmann.

La moitié des signes kouchan déchiffrés

C’est là que la découverte du texte « bilingue » sur les parois rocheuses des gorges d’Almosi en 2022 entre en jeu. Il comprend en effet des sections dans une langue éteinte (mais bien mieux connue), le bactrien, du nom de la région Bactriane voisine des Kouchans. Les chercheurs ont aussi pu s’appuyer sur une inscription « trilingue » plus longue — avec des passages en gandhari ou indo-aryen moyen, en bactrien et en kouchan — retrouvée à Dašt-i Nāwur (Afghanistan) dans les années 1960.

En mettant toutes les exergues en parallèle, l’équipe de recherche a peu à peu réussi à comprendre des mots, qui faisaient référence au « roi des rois » kouchan, Vema Takhtu (empereur de 80 à 90 de l’ère commune selon des pièces de monnaies retrouvées). Ces termes ont surtout permis de renseigner les linguistes sur les valeurs phonétiques des caractères individuels, jusque-là restés très secrets.

« Pas à pas, nous avons pu lire de plus en plus de mots iraniens, il est donc devenu clair qu’il s’agissait d’une langue iranienne », développe l’auteure principale de l’étude. Les analyses suggèrent également que les caractéristiques du kouchan seraient à mi-chemin entre le bactrien et un autre langage connu sous le nom de khotanais (ou sace, saka, sace-khotanais), parlé dans l’ancienne Chine occidentale.

Pendant un certain temps, l’écriture inconnue (plus si inconnue) kouchan » a apparemment été l’une des langues officielles de l’Empire aux côtés du bactrien, du gandhari, du sanskrit.

Plus de la moitié (environ 60 %) des 25 à 30 signes utilisés dans l’écriture kouchan peut désormais être lue, selon les auteurs de l’étude. Ils travaillent activement à déchiffrer les caractères restants, en réexaminant les textes déjà parcourus cent fois ou en identifiant d’autres exemples en Asie centrale. Peut-être pourront-ils comprendre, enfin, l’énigmatique écriture plus de deux fois millénaire dans son intégralité.

Hélène de Branco

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