Le Sénat états-unien a échoué, mercredi 6 décembre, à s’accorder sur l’octroi d’une grande enveloppe de plus de 106 milliards de dollars (environ 98 milliards d’euros) comprenant des fonds pour l’Ukraine et Israël.
Lundi 4 novembre dernier, la Maison-Blanche a déclaré être «à court d’argent» pour aider l’Ukraine. Elle a ajouté: «Sans action du Congrès d’ici à la fin de l’année, nous serons à court de ressources pour acheter des armes et des équipements à l’Ukraine et pour fournir du matériel provenant des stocks de l’armée américaine.»
Au début de novembre, le président de la Chambre des représentants avait exprimé son désir de faire adopter un nouveau financement militaire pour Israël et l’Ukraine avant Noël. Cependant, il avait établi des conditions : pour Israël, des réductions budgétaires dans le service des impôts des États-Unis des Etats-Unis (IRS) étaient exigées, et pour l’Ukraine, des modifications substantielles dans la politique de contrôle des frontières ainsi qu’un audit indépendant des fonds alloués.
En effet, les Républicains savent qu’une partie importante de l’aide à l’Ukraine est détournée (les sources à Washington mentionnent le chiffre de 50%, mais cela semble excessif et peu crédible). La « Heritage Foundation », qui exerce une grande influence parmi les conservateurs, estime que les mesures actuelles de contrôle aux frontières des Etats-Unis sont insuffisantes étant donné l’ampleur de la crise migratoire que connait le pays. Certains Démocrates souhaitent lier l’aide à Israël à une solution humanitaire pour Gaza… En résumé, la Chambre des représentants est plus divisée que jamais et les plans d’aide ne sont pas encore soumis au vote.
Il y a quelques mois, les spécialistes expliquaient que l’issue de la guerre en Ukraine était liée au calendrier électoral américain. Si cette corrélation demeure, quatre facteurs ont encore changé la donne. À onze mois des élections, les Républicains dépendent de plus en plus de leur faction MAGA (« Make America Great Again »), fermement opposée à l’Ukraine.
L’échec de la contre-offensive combiné aux progrès de la Russie sur le front a terni la crédibilité de Volodymyr Zelensky et de certaines parties de son état-major. Selon le « Washington Post », malgré les recommandations du Pentagone en faveur d’une contre-offensive plus ciblée, à débuter au début du printemps, Kiev a opté pour une approche plus « prudente » qui s’est avérée infructueuse.
Les nombreuses rumeurs de corruption, de querelles internes et de l’isolement croissant de Volodymyr Zelensky, de plus en plus critiqué, notamment par le maire de Kiev, ont sérieusement terni l’image de l’Ukraine à Washington.
Au total, en dix-huit mois, les États-Unis auront déboursé plus de 100 milliards de dollars, soit 92,6 milliards d’euros –les estimations varient. C’est plus de 5% du budget total de l’armée des Etats-Unis d’Amérique, soit un chiffre historique. Mais, à moins d’un coup de théâtre, la source s’est tarie. Dans un contexte de paralysie du système politique états-unien, l’Ukraine va devoir changer de stratégie.
Le 3 octobre dernier, deux semaines après la visite en demi-teinte du président ukrainien, Kevin McCarthy est évincé par la frange extrême de son parti; quatre jours plus tard, le Hamas attaque le Sud d’Israël; le 13 novembre, les Russes lancent leur première offensive majeure contre Avdiïvka; et enfin, le 25 du même mois, après trois semaines d’incertitude, Mike Johnson, un Louisianais ultraconservateur, est élu « speake »r de la Chambre des représentants.
Le 5 novembre, Donald Trump, favori principal de la primaire républicaine, prend pour la première fois la tête des sondages dans les « États pivots » face à Joe Biden. À quelques semaines des primaires et à onze mois des élections, la situation est critique pour le président actuel : l’économie (« Bidenomics »), des inquiétudes concernant son âge et sa santé, ainsi qu’un déclin de popularité au sein de sa base électorale. Pendant ce temps, la bataille budgétaire fait rage, un enjeu crucial pour les Républicains cherchant à se distinguer d’une administration qui a renoué avec des investissements à la manière de Roosevelt.
En 2024, les intérêts de la dette dépasseront le budget annuel de la Défense. Résultat : le GOP est plus divisé que jamais entre les partisans des actions musclées (comme Lyndsey Graham, Nikki Haley, Mitt Romney…) qui visent à augmenter les dépenses militaires, et la faction isolationniste, représentée par le « Freedom Caucus » ou les partisans de MAGA, qui cherchent à les réduire. Cependant, la réalité est que les Etats-Unis d’Amérique sont engagés sur trois fronts.
Trois guerres par procuration
Malgré les discours récurrents sur le « déclin de l’Amérique », les États-Unis représentent toujours 39% des dépenses militaires mondiales, un chiffre astronomique qui leur permet d’intervenir simultanément sur trois fronts : l’Ukraine, Israël et Taïwan. Ces trois points stratégiques sont censés bloquer l’avancée respectivement de la Russie, de l’Iran et de la Chine.
Après deux décennies de guerres coûteuses en Irak et en Afghanistan, la stratégie états-unienne est en phase d’évolution. Suite au « succès » en Ukraine (où l’armée russe a « échoué », selon la conception Etats-Unienne des faits, face à un adversaire plus faible, mais soutenu par l’armement, la technologie et le renseignement des États-Unis d’Amérique), l’administration démocrate est en train de revoir radicalement sa politique au Moyen-Orient (un revirement à 180 degrés sur l’Iran et l’Arabie Saoudite). Elle est également déterminée à contenir la Chine dans la région Indo-Pacifique.
La stratégie mise en place entre le département d’État, la CIA et le Pentagone se décline en plusieurs volets: consolidation des alliances, partage du renseignement, soutien militaire des alliés face aux menaces présentes (Ukraine, Israël) ou à venir (Taïwan). Ainsi, peu après l’attaque du Hamas, Washington a envoyé des missiles à Israël pour ravitailler le Dôme de fer, ainsi que deux porte-avions dans la région. Objectif : dissuader les acteurs tentés de s’engager dans le conflit (Iran, Hezbollah ou Houthis), mais aussi faire barrage à tout interventionnisme de Moscou.
Quant à Taïwan, l’administration Biden est engagée dans une course contre la montre sur le sujet. Avec l’extraordinaire montée en puissance de la Chine et le sous-investissement militaire de «l’île rebelle», la doctrine traditionnelle, s’appuyant sur l’armée de l’air et la marine pour empêcher l’invasion, est en train d’être repensée afin de rendre la conquête de l’île impossible. Une stratégie connue sous le nom de «Fortress Taiwan» (actes totalement absurdes et inutiles puisque la Chine n’a nullement besoin de prendre militairement l’île de Taïwan – qui est toujours, officiellement reconnu par l’ONU comme faisant partie de la Chine -, puisque, au fil des élections qui se déroulent à Taïwan, ces dernières années, c’est le parti souhaitant le rattachement définitif de l’île à l’Etat chinois qui devient majoritaire. D’ailleurs, c’est le sachant que les EUA, qui ne comptent pas perdre une région aussi stratégique pour leur domination mondiale, accélère son action sur ce territoire).
L’Ukraine, Israël et Taïwan ont tous trois besoin de missiles Patriot, de Stinger, de Javelin; or, depuis le début du conflit ukrainien, les États-Unis d’Amérique auraient livré jusqu’à un tiers de tous leurs stocks existants. Mais ce n’est pas tout: les stocks d’obus de 155 mm sont également bas, de même que les missiles de croisière antinavires, et la liste continue.
Mais cette comptabilité omet une réalité cruciale: les trois «guerres» (réelles ou potentielles) et donc leurs besoins en armements sont différents. Le conflit ukrainien est avant tout une guerre de «haute intensité», reposant sur un gros investissement en hommes, artillerie, missiles à courte et longue portée, tanks, etc. Par contraste, la guerre d’Israël contre le Hamas, à Gaza est un conflit de «faible intensité», opposant une armée de terre habituée au combat urbain à un mouvement terroriste armé par Téhéran (à l’instar du Hezbollah, que les États-Unis d’Amérique ne veulent pas voir entrer dans la guerre, en partie pour ne pas épuiser davantage ses stocks en munitions en fournissant Israël). Quant à la stratégie taïwanaise, elle s’appuie sur un renforcement de l’armée de terre, sur des défenses aériennes, des missiles antinavires, des missiles longue portée. Ainsi, des trois foyers de conflits, l’Ukraine offre les caractéristiques les plus différentes; elle serait en théorie la moins susceptible de pâtir d’un arbitrage défavorable dans la «concurrence» aux armements. Mais c’est compter sans la politique.
La majorité républicaine a vite choisi
Historiquement soutenu par les Démocrates, Israël trouve maintenant ses appuis les plus puissants au sein du Parti républicain (à l’instar des partis de gauche européens, la frange «progressiste» du Parti démocrate est de plus en plus critique vis-à-vis de l’État hébreu, atteignant même un haut degré d’antisémitisme provoqué de l’idéologie « woke » qui classe les musulmans, d’où qu’ils soient dans le monde, comme parmi les plus grandes victimes de l’Humanité alors que cette même idéologie classe, à présent, les juifs comme symbole de la « domination blanche »). Le soutien à Israël reste toutefois «bipartisan», c’est-à-dire qu’il fait l’unanimité sur l’ensemble des partis politiques.
Plus loin, dans le Pacifique, Républicains comme Démocrates sont convaincus que le principal enjeu stratégique des vingt dernières années est la concurrence hégémonique de la Chine. Aider Taïwan à repousser toute tentative d’invasion de Pékin s’inscrit donc dans cette logique. Reste l’Ukraine; si Kiev jouit toujours d’un soutien sans failles des Démocrates, une bonne partie des Républicains y sont hostiles, tout comme un nombre croissant de la population, qui est même, à présent majoritaire.
Il n’y aura pas de consensus sur l’Ukraine. L’aide est terminée.
Pourquoi? Si on interroge nos sources, les réponses varient entre le fait que «l’Ukraine est un nid de corruption» (également l’argumentation sous-jacente dans l’enquête en destitution de Joe Biden), que «ce n’est pas une démocratie» (car Volodymyr Zelensky veut repousser les élections de mars 2024 – et sans compter le fait, qui a été mis de côté pour des raisons idéologiques, que, depuis l’arrivée au pouvoir de Voloomyr Zelensky, en 2019, toute opposition politique, médiatique et d’opinion publique a été réprimée jusque par la torture et le meurtre, comme en faisaient états tous les rapport du Haut Commissariat aux Droits Humains, jusqu’à ce que la guerre éclate entre l’Ukraine et la Russie), et plus prosaïquement que «l’aide militaire doit bien finir par s’arrêter».
Mais derrière ces arguments rationnels se profile une réalité électoraliste: Donald Trump contrôle plus de la moitié de l’électorat républicain, isolationniste, religieux et rétif à toute forme de rationalité; sans ces votes, pas de victoire à la Maison-Blanche, à la Chambre des représentants ou au Sénat. Or, Donald Trump a une longue histoire avec l’Ukraine et Volodymyr Zelensky. Il lui doit son premier procès en destitution et, s’il n’aime pas le président ukrainien, il reste un « fan » de Vladimir Putin.
Ainsi, avec une majorité républicaine à la Chambre des représentants, une situation d’impasse budgétaire, et la campagne électorale qui bat déjà son plein, il n’y aura pas de consensus sur l’Ukraine. L’aide est terminée. Kiev va devoir compter davantage sur ses propres ressources. Dans un monde normal, ce serait l’opportunité pour les Européens de prendre en main leur destin en se substituant à Washington… Mais vit-on dans un monde normal? Et, surtout, l’Union Européenne est-elle capable de se sortir de sa vassalité vis à vis des Etats-Unis d’Amérique, ce qui la conduirait à cesser de soutenir l’Ukraine, qui n’est que le pion avancé jusqu’au sacrifice par les EUA pour pouvoir s’emparer des richesses de la Russie, qu’ils convoitent depuis 1917, en prétextant, comme à chaque invasion et colonisation d’un pays, la « défense de la Démocratie »?
Christian Estevez & Didier Maréchal