Les plages et la jungle des îles Salomon portent encore les cicatrices matérielles d’une guerre qui s’est déroulée il y a plus de huit décennies. Mais ce ne sont pas seulement des monuments ou des ruines : ce sont des explosions qui n’ont pas eu lieu. Des obus, des grenades, des bombes et des sous-munitions, enfouis ou immergés depuis 1942–1945, continuent d’être découverts et parfois d’exploser faisant des morts, blessés et paralysant le développement. Ce phénomène n’est pas l’exception, il est la règle des conflits armés « modernes » : là où l’on a utilisé des engins explosifs, des générations futures paieront la facture.
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Une menace quotidienne, pas un vestige historique
Les opérations de déminage menées dans l’archipel notamment l’opération multinationale dite Operation Render Safe et les équipes locales de déminage ont permis d’éliminer des milliers d’engins ces dernières années. Pourtant, les ONG spécialisées et les autorités locales insistent : les découvertes restent fréquentes et imprévisibles. Des enfants ramènent parfois des grenades trouvées dans leurs jardins ; des chantiers se heurtent à des projectiles enterrés ; des pêcheurs récupèrent des munitions sous-marines en posant leurs filets. Ces scénarios montrent que l’UXO (Unexploded Ordnance munitions non explosées) n’est pas un patrimoine historique, mais un danger actif qui prive des communautés de terres, d’écoles et d’infrastructures.
Les guerres « modernes » laissent des pièges pour des siècles
L’expérience la plus documentée de ce phénomène vient d’autres régions le Laos, le Cambodge ou certaines parties de l’ex-Yougoslavie où les restes explosifs continuent d’entraver le développement rural et urbain, des décennies après la fin des hostilités. Les études montrent que l’impact n’est pas seulement humain : l’UXO réduit la superficie cultivable, ralentit l’accès à l’éducation (écoles fermées par crainte des engins), et freine la reconstruction économique. Dans de nombreux cas, il faudra des générations sinon des siècles pour mettre au jour et neutraliser l’ensemble des munitions dispersées par la guerre.
Les bombes à sous-munitions : produire la terreur à retardement
Au-delà des obus isolés, il existe des armes conçues précisément pour semer le danger à long terme. Les bombes à sous-munitions (cluster munitions) dispersent des dizaines, parfois des centaines, de petites charges des « bomblets » sur une large surface. Nombre d’entre elles n’explosent pas immédiatement et se comportent ensuite comme des mines antipersonnel, tuant et mutilant des civils longtemps après la fin des combats. C’est pourquoi la Convention sur les bombes à sous-munitions (2008) cherche à interdire leur production, leur transfert et leur usage. Malgré cela, un nombre non négligeable d’États et d’acteurs industriels continuent de produire ou de développer de telles munitions, ou revendiquent le droit de les produire, rendant fragile l’architecture internationale de protection humanitaire.
Qui fabrique encore ces armes ? La réalité géopolitique
Les rapports de suivi montrent que plusieurs États continuent de produire, d’acheter ou de réserver le droit d’utiliser des sous-munitions. La liste des pays producteurs et des acteurs étatiques qui n’ont pas adhéré à l’interdiction comprend des puissances régionales et des fabricants de l’industrie d’armement. Cette réalité a deux conséquences directes : d’une part, elle prolonge le risque d’emploi de ces armes sur des populations civiles ; d’autre part, elle fragilise les normes internationales qui tentaient depuis deux décennies d’éradiquer ces pratiques.
Coûts humains et sociaux : blessures, handicaps et stigmates
Les victimes d’UXO et de sous-munitions subissent souvent des mutilations graves (amputation, perte de vision), un traumatisme psychologique durable, et une marginalisation socio-économique. Les systèmes de santé locaux, déjà fragiles dans de nombreux pays touchés, peinent à fournir les soins chirurgicaux, la rééducation et l’accompagnement social nécessaires. À cela s’ajoute un coût collectif : familles privées d’un soutien économique, terres inutilisables, écoles et infrastructures remises en cause. Les ONG spécialisées rappellent qu’il ne suffit pas de détruire des munitions : il faut aussi assister les victimes sur le long terme.
Déminage : progrès technique, limites pratiques
Le progrès des techniques de détection et d’intervention (interventions EOD, plongées pour munitions sous-marines, cartographie par drones, coopération internationale) a permis d’accélérer l’élimination d’engins dans des zones jusqu’alors inaccessibles. Néanmoins, ces opérations sont coûteuses, dangereuses et longues. Les forêts denses, le littoral, les sols marécageux et l’étendue des surfaces contaminées multiplient les défis. Par ailleurs, la cartographie historique des champs de bataille est souvent lacunaire : sans archives fiables, les équipes doivent procéder par repérage terrain, ce qui retarde le travail et accroît les risques.
Responsabilité, prévention et normes internationales
Sur le plan juridique et moral, plusieurs questions persistantes : responsabilité des États producteurs, obligations de réparation envers les victimes et les États touchés, renforcement des conventions internationales (Convention sur les bombes à sous-munitions, Convention d’Ottawa sur les mines antipersonnel). Les reculs ou les hésitations récentes de certains gouvernements à ratifier ou à maintenir ces conventions fragilisent la prévention. Sans un engagement politique et financier durable des États et des industriels, la lutte contre les armes à impact à long terme restera incomplète.
Que faire ? Trois pistes concrètes
- Renforcer la coopération internationale : financer des programmes de dégagement, partager l’expertise technique et cartographier systématiquement les zones à risque. Les opérations multinationales comme Operation Render Safe montrent que la coopération produit des résultats, mais elle doit être soutenue et pérenne.
- Assistance aux victimes : prévoir des fonds pour soins, prothèses, réhabilitation psychologique et insertion socio-économique des blessés. La réponse humanitaire doit être globale et durable.
- Renforcer les normes et la transparence : pression diplomatique sur les producteurs et exportateurs de sous-munitions, suivi indépendant de l’application des conventions, et promotion de l’interdiction universelle. Les avancées techniques ne suffisent pas sans volonté politique.
Les îles Salomon sont un miroir local d’un problème global : les armes de l’ère moderne ne se contentent pas de frapper au moment des hostilités ; elles déposent des pièges pour les générations futures. Tant que la communauté internationale tolérera la production, le stockage et l’emploi d’armes laissant des résidus explosifs, des êtres innocents continueront d’en payer le prix. Déminer, soigner, prévenir, et imposer des normes contraignantes à la production de ces armes sont des impératifs éthiques et politiques non des options.
Celine Dou