Éducation : la Suède investit 104 millions d’euros pour réintroduire les manuels scolaires, révélant les limites de la foi dans le tout-technologique

En décidant de réinjecter massivement le livre papier dans son système éducatif après plus d’une décennie de numérisation intensive, la Suède reconnaît les effets contre-productifs du tout-numérique à l’école. Ce revirement, loin d’être anecdotique, interroge une croyance profondément ancrée dans les sociétés contemporaines : celle d’un progrès technique supposé améliorer mécaniquement l’être humain et la société.

Présentée pendant des années comme un modèle à suivre, l’école suédoise revient aujourd’hui sur l’une de ses orientations les plus emblématiques. Une décision qui oblige à repenser le rapport entre innovation, éducation et progrès.

Un retour assumé aux fondamentaux pédagogiques

Le gouvernement suédois a annoncé un investissement de 104 millions d’euros destiné à réintroduire les manuels scolaires imprimés dans les établissements primaires et secondaires. Cette mesure marque une inflexion nette d’une politique éducative qui, depuis le début des années 2010, avait fait du numérique le support central de l’apprentissage, au point de marginaliser progressivement les livres papier.

Les autorités éducatives justifient ce changement par des observations désormais difficiles à ignorer : affaiblissement des compétences en lecture, baisse de la compréhension écrite, difficultés de concentration et perte de repères cognitifs chez les élèves les plus jeunes. Le numérique n’est pas supprimé, mais replacé dans un rôle secondaire, celui d’un outil d’accompagnement et non d’un substitut aux méthodes traditionnelles d’apprentissage.

Le progrès technologique érigé en dogme

Au-delà du cadre scolaire, cette décision met en lumière une tendance plus profonde des sociétés occidentales contemporaines : la confusion persistante entre progrès technique et progrès humain. Depuis plusieurs décennies, l’innovation technologique est fréquemment pensée comme une fin en soi, porteuse d’amélioration automatique, indépendamment de ses effets concrets sur les individus.

Cette logique repose sur une conviction implicite selon laquelle toute pratique ancienne serait, par définition, inférieure à une solution plus récente, plus rapide ou plus technologique. Dans le domaine éducatif, cette croyance a conduit à considérer le livre, l’écriture manuscrite ou la lecture longue non comme des outils éprouvés, mais comme des vestiges d’un passé à dépasser.

Le cas suédois démontre pourtant que l’accumulation d’outils numériques ne garantit ni une meilleure transmission des savoirs ni une élévation des capacités cognitives. En érigeant la technologie en principe organisateur de l’école, on a confondu modernisation et amélioration, innovation et pertinence pédagogique.

La Suède comme terrain d’expérimentation idéologique

Si ce revirement suscite autant d’attention, c’est aussi parce qu’il intervient dans un pays régulièrement cité comme référence en matière de modernité sociale et technologique. La Suède s’est imposée, au fil des décennies, comme un laboratoire d’expérimentation rapide des nouvelles normes, qu’elles soient éducatives, sociales ou technologiques.

Cette position s’explique par une forte sécularisation de la société, une confiance élevée dans l’ingénierie sociale et une culture politique favorable à l’idée que le changement, dès lors qu’il est rationnel et scientifiquement justifié, constitue un progrès en soi. Mais cette même disposition fait de la Suède un terrain privilégié pour observer les limites de cette approche.

Être pionnier implique aussi d’être le premier à mesurer les conséquences négatives des choix opérés. Le retour aux manuels scolaires illustre cette réalité : ce sont souvent les sociétés les plus promptes à adopter de nouvelles orientations qui deviennent, plus tôt que les autres, conscientes de leurs effets délétères.

Une constante historique du rapport au progrès

Cette remise en question du tout-numérique s’inscrit dans une histoire plus longue de la relation humaine au progrès scientifique. L’enthousiasme suscité par la découverte du radium au début du XXᵉ siècle en constitue un exemple éclairant. Perçu comme une avancée majeure, il fut intégré à des produits alimentaires, médicaux et domestiques, avant que ses effets nocifs ne soient pleinement compris, plusieurs décennies plus tard.

Ce précédent rappelle que la science et la technologie produisent des possibilités, non des garanties. L’erreur ne réside pas dans l’innovation elle-même, mais dans l’illusion selon laquelle toute avancée technique serait nécessairement bénéfique pour l’être humain.

Réapprendre à distinguer innovation et amélioration

En revenant sur le tout-numérique à l’école, la Suède ne renonce ni à la technologie ni à la modernité. Elle reconnaît, en revanche, les limites d’un progrès conçu comme une rupture systématique avec les pratiques antérieures. Cette décision souligne une évidence trop souvent occultée : le progrès humain ne se réduit pas à l’accumulation d’outils, aussi sophistiqués soient-ils.

L’éducation, comme toute construction sociale durable, exige un équilibre entre transmission et innovation, entre héritage et adaptation. Le cas suédois invite ainsi à repenser le progrès non comme un dogme indiscutable, mais comme un processus à interroger, à évaluer et, lorsque nécessaire, à corriger.

Celine Dou & Christian Estevez

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