Archives du mot-clé #Masculinité

Japon : entre progrès et patriarcat, sous le vernis de modernité, une misogynie décomplexée

Derrière la façade d’une nation ultramoderne, se cache un malaise profond : celui d’une société où la place des femmes, bien que plus visible, demeure farouchement contestée. Le phénomène des “butsukari otoko” ces hommes qui percutent volontairement des femmes dans la rue révèle une violence ordinaire devenue symptôme d’une misogynie systémique.

Lire la suite: Japon : entre progrès et patriarcat, sous le vernis de modernité, une misogynie décomplexée

Quand la frustration masculine devient geste politique

Au Japon, les gares bondées et les trottoirs des grandes villes sont devenus le théâtre d’un étrange rituel : des hommes souvent en costume, parfois d’âge mûr bousculent volontairement des femmes sans dire un mot, puis poursuivent leur chemin. Ce comportement, baptisé butsukari otoko (“l’homme qui percute”), n’est pas anecdotique. Il illustre la colère silencieuse d’une partie de la population masculine, confrontée à la perte progressive de ses privilèges.

Ces hommes ne frappent pas, ils heurtent symboliquement. Ils traduisent par ce contact forcé la frustration d’un monde patriarcal ébranlé par la montée des femmes dans la sphère publique et professionnelle. Dans une société où la domination masculine fut longtemps considérée comme naturelle, l’affirmation féminine est perçue non pas comme un progrès, mais comme une provocation.

Une misogynie culturelle profondément enracinée

Le Japon moderne se targue d’innovation, de discipline et d’excellence technologique. Mais derrière cette modernité de surface se perpétue une culture profondément misogyne, héritée d’un patriarcat millénaire.
Dans les entreprises, les femmes demeurent sous-représentées dans les postes de décision. Les écarts salariaux sont flagrants, et le modèle social continue de valoriser la femme discrète, dévouée, maternelle rarement ambitieuse ou indépendante.

Cette misogynie, subtile dans la vie quotidienne, devient brutale dans la culture populaire.
La pornographie japonaise, industrie tentaculaire et hautement codifiée, en est l’un des reflets les plus inquiétants. On y trouve, dans des proportions inédites, des catégories entières de vidéos construites sur le thème du viol ou de la contrainte : des femmes forcées, humiliées, finissant par “aimer” ou “désirer” leur agresseur.
Fait révélateur : les mots-clés tels que “viol” ou “forcée” sont non seulement tolérés, mais omniprésents dans les titres de vidéos alors qu’ils sont bannis dans la majorité des plateformes occidentales.
Ce n’est pas seulement du divertissement : c’est une normalisation de la domination, une fiction de soumission devenue imaginaire collectif.

Une société « schizophrène » face à ses contradictions

Le Japon vit une dualité culturelle presque schizophrène : d’un côté, il élit pour la première fois une femme Premier ministre, symbole d’ouverture et de changement ; de l’autre, les mêmes rues voient se multiplier des actes de micro-violence contre les femmes ordinaires.
La modernité politique et la régression sociale coexistent dans une tension constante.

Cette contradiction s’explique aussi par un malaise plus large : celui d’une masculinité japonaise en crise. Dans un pays où le travail était jadis le centre de l’identité masculine, la précarisation, le chômage partiel et la solitude urbaine ont fragilisé des générations d’hommes. Le succès professionnel et social des femmes devient alors le miroir d’une impuissance ressentie et, pour certains, une menace.

Les butsukari otoko incarnent cette crise : ils n’attaquent pas pour détruire, mais pour reprendre symboliquement un espace perdu. Leur geste est celui d’un pouvoir blessé, d’un patriarcat qui, ne pouvant plus s’imposer par la loi ni par la parole, choisit la collision.

Silence, honte et indifférence : les alliés du statu quo

Les victimes parlent peu. La culture du gaman supporter sans se plaindre pousse les femmes à ignorer ces agressions. Et sans plainte, il n’y a pas de statistiques.
Les autorités, elles, oscillent entre déni et minimisation : les butsukari ne commettent pas de délit clair, sauf s’il y a blessure ou preuve vidéo. Le vide juridique traduit une vérité plus vaste : la violence envers les femmes n’est pas encore considérée comme un enjeu de société, mais comme un dérangement ponctuel.

Dans les médias nippons, le traitement reste rare et souvent neutre. Ce sont surtout les réseaux sociaux qui font émerger les témoignages un contre-pouvoir fragile face au silence institutionnel.

Le Japon, miroir d’un malaise mondial

Ce phénomène, s’il porte un nom japonais, résonne bien au-delà de l’archipel. Il interroge les fondements universels du pouvoir masculin dans les sociétés modernes.
Le butsukari otoko n’est pas seulement un homme frustré : il est le symptôme d’une humanité masculine déstabilisée par la réécriture du rapport de force entre les sexes.
Et si le Japon, par son extrême contraste entre progrès et archaïsme, servait aujourd’hui de miroir grossissant aux contradictions du monde entier ?

Sous ses néons futuristes et sa réputation policée, le Japon reste traversé par une lutte silencieuse entre modernité et misogynie, entre progrès social et régression culturelle.
La collision des butsukari otoko n’est pas seulement un choc physique : c’est le choc d’une société qui refuse encore d’admettre que l’égalité n’est pas une menace, mais une libération.

Celine Dou

Séduire ou s’effacer : la crise de la masculinité à l’origine de la dérive incel

Alors que la France vient de déjouer un projet d’attentat fomenté par un jeune homme de 18 ans se revendiquant de la mouvance “incel”, la justice antiterroriste s’est saisie du dossier. C’est une première. Mais au-delà du choc sécuritaire, cette affaire révèle un malaise plus profond, où la solitude masculine, la mutation des rapports entre les sexes et les dérives idéologiques se conjuguent dans un climat social fragmenté.

Le 27 juin 2025, un adolescent a été interpellé dans la région de Saint-Étienne alors qu’il s’apprêtait, selon les autorités, à attaquer des femmes à l’arme blanche. Il se revendiquait de la communauté “incel” (involuntary celibate, célibataire involontaire), et nourrissait une haine manifeste à l’égard des femmes. Le Parquet national antiterroriste a pris l’affaire en main, marquant un tournant dans le traitement judiciaire de cette mouvance. C’est la première fois que le “terrorisme misogyne” entre ainsi dans le champ d’action du droit antiterroriste en France.

Le phénomène “incel” est né à la fin des années 1990 dans des forums anglophones comme un espace de parole pour des hommes (et à l’origine, aussi des femmes) en détresse affective et sexuelle. Mais au fil des années, et surtout depuis les années 2010, ces communautés ont glissé vers une radicalisation idéologique, teintée de misogynie, de ressentiment social, et parfois de suprémacisme.

La figure la plus connue est celle d’Elliot Rodger, auteur d’un attentat meurtrier en Californie en 2014, qui laissa derrière lui un manifeste rempli de haine envers les femmes. Depuis, plusieurs attaques violentes au Canada, aux États-Unis d’Amérique et en Europe ont été commises par des individus se revendiquant du même univers mental.

Le succès de ces discours ne tombe pas du ciel. Il s’ancre dans un malaise réel : l’isolement croissant d’une partie de la jeunesse masculine, notamment dans les sociétés occidentales. Les mutations économiques, les transformations du modèle familial, la fragilisation de la transmission intergénérationnelle et l’essor d’une culture numérique centrée sur l’apparence ont contribué à déstabiliser de nombreux jeunes hommes.

Des études sur les sites de rencontres montrent en effet que la majorité des femmes se concentrent sur une minorité d’hommes jugés attirants selon les standards contemporains : beauté physique, succès professionnel, statut social. Ce mécanisme, observé notamment aux États-Unis et en Europe, crée une compétition exacerbée où beaucoup d’hommes se sentent “invisibles” ou rejetés.

Dans cet univers, les réseaux sociaux jouent un rôle central. Ils imposent une norme esthétique très élevée, souvent inatteignable, tant pour les hommes que pour les femmes. Pour les jeunes hommes, cela alimente un sentiment d’exclusion, doublé d’un discours selon lequel ils ne seraient plus autorisés à aborder les femmes, au risque d’être accusés de harcèlement sexuel.

Si certaines lois comme en France encadrent désormais le harcèlement de rue, la drague ordinaire n’est en aucun cas pénalisée par la loi lorsqu’elle est respectueuse et ponctuelle. Cependant, dans la perception sociale, un flou s’est installé, que certains mouvements idéologiques exploitent pour alimenter la rancœur.

C’est là que la dérive s’opère. La souffrance intime, au lieu d’être accompagnée ou sublimée, est canalisée dans des discours violents. Sur des forums comme 4chan, Reddit, ou Telegram, on retrouve des récits d’humiliation, des tableaux de hiérarchisation des sexes, une hostilité de plus en plus explicite envers les femmes, accusées d’hypergamie et de superficialité.

Certains vont plus loin : ils réclament la fin de l’égalité, l’instauration d’un marché sexuel régulé, ou même l’accès garanti à la pornographie et à la prostitution subventionnées, afin de “calmer” les hommes frustrés. Ce type de propositions, bien que marginal, circule dans des milieux numériques radicaux. Elles reflètent un désespoir social habillé en programme politique, avec des conséquences potentiellement meurtrières.

Le dossier incel échappe aux catégories habituelles : ni simple fait divers, ni idéologie politique structurée, ni pathologie psychiatrique au sens classique. Il s’agit d’un croisement explosif entre solitude affective, virilité blessée, anomie sociale et emprise algorithmique. Une bombe à retardement pour les sociétés qui n’offrent plus de rites d’entrée dans l’âge adulte, ni de repères stables pour construire son identité.

Les États, pour l’heure, oscillent entre surveillance sécuritaire et silence institutionnel. Peu de dispositifs éducatifs, psychologiques ou sociaux s’adressent aux garçons en souffrance. Cette absence nourrit un cercle vicieux : plus les institutions ignorent ce malaise, plus les idéologies extrêmes gagnent du terrain.

La réponse ne peut être seulement sécuritaire. Elle passe par une reconstruction du lien social, une meilleure éducation à la relation (des deux côtés), et une visibilisation du mal-être masculin sans tomber dans la haine antiféministe.

Le féminisme, dans sa forme humaniste, peut être un partenaire de cette transformation, à condition qu’il n’exclue pas la parole masculine légitime sur la solitude, l’échec affectif ou l’anxiété sexuelle. Il faut distinguer entre la critique des excès idéologiques et le rejet des femmes en tant que groupe, ce que le mouvement incel ne sait plus faire.

Le passage à l’acte du jeune homme de Saint-Étienne n’est pas un épiphénomène. Il est le reflet d’un échec collectif : celui de sociétés qui valorisent l’individualisme et la performance, mais laissent sur le bord de la route ceux qui ne répondent pas aux normes dominantes.

L’affaire incel ne doit pas devenir une simple affaire de police. C’est un signal faible d’un déséquilibre profond, à la croisée de la culture numérique, des inégalités affectives, du vide spirituel et de l’atomisation du lien social. Pour éviter que la frustration ne devienne haine, il faudra autre chose que des arrestations : une véritable refondation du vivre-ensemble.