Au Japon, on peut louer un homme d’âge mûr à l’heure pour bénéficier d’une présence, d’une écoute, d’un conseil paternel. Un service nommé Ossan Rental (location d’un « ossan », littéralement un homme mûr), facturé environ 6 euros de l’heure, qui séduit un nombre croissant de Japonais isolés. Derrière cette offre, qui pourrait sembler anecdotique, se cache une réalité bien plus lourde : la crise profonde d’une société en rupture avec ses racines humaines et familiales, une civilisation qui se délite silencieusement.
L’archipel nippon, jadis symbole de stabilité, d’autorité et de traditions millénaires, subit aujourd’hui les ravages d’une occidentalisation accélérée et d’une modernité consumériste débridée. La location d’un homme « sage » à l’heure est un symptôme saisissant d’une société incapable de transmettre naturellement ce que l’on croyait immuable : la figure paternelle, l’autorité morale, le repère générationnel.
Payer pour une présence paternelle, pour une parole sage et rassurante qu’on ne trouve plus dans sa famille, c’est admettre un effondrement du tissu social. C’est la preuve que les structures traditionnelles de transmission la famille, la communauté, le mentorat ont cédé la place à un individualisme atomisé et désenchanté.
Le Japon n’est pas un cas isolé mais un laboratoire avancé des conséquences de l’ultralibéralisme et du progressisme idéologique qui contaminent l’Occident. Le vieillissement accéléré, le déclin démographique, la solitude massive, le refus des rôles sociaux hérités, conduisent à une déstructuration profonde. Il faut désormais monnayer le lien humain, transformer la sagesse et la présence en marchandises.
Dans cette déroute, l’erreur fondamentale des sociétés modernes est de confondre progrès technique et progrès social. L’innovation numérique, la consommation effrénée, la révolution technologique sont perçues comme des promesses d’avenir, mais elles masquent une déculturation massive.
La véritable question n’est pas la multiplication des gadgets ou des services, mais la capacité d’une société à transmettre des repères solides, à structurer l’autorité et à éduquer ses membres dans la responsabilité. Or, ce sont précisément ces dimensions qui s’effacent.
L’idéologie dominante, particulièrement dans les démocraties occidentales, porte en elle cette contradiction. Elle vante la liberté absolue, mais elle débouche sur un désordre généralisé : les jeunes deviennent des maîtres sans guide, les adultes hésitent à poser des limites, et la société perd toute cohérence.
La montée de ce qu’on pourrait appeler l’« adultisme inversé » illustre cette dérive. Cette idéologie prétend protéger l’enfant ou l’adolescent de toute forme de contrainte, d’autorité ou de réprimande, sous prétexte qu’elle serait une violence. Dans plusieurs pays occidentaux, cette doctrine gangrène l’éducation, détruit le sens du devoir, et place la société à la merci d’une immaturité devenue norme.
Le phénomène Greta Thunberg symbolise cette situation : une jeune fille applaudie sur les plus grandes scènes internationales, porteuse d’un discours souvent peu informé mais d’une charge émotionnelle énorme, qui fait la leçon aux adultes et aux institutions. Cette adulation d’une jeunesse sans enracinement ni savoir illustre un effondrement intellectuel et moral.
L’Occident, qui s’imagine le phare du progrès et de la démocratie, regarde avec condescendance le Japon. Pourtant, c’est dans l’archipel que l’on observe en premier les conséquences du modèle que l’Occident impose au monde : consumérisme exacerbé, individualisme radical, déconstruction des liens sociaux.
Après sa défaite de la Seconde Guerre mondiale, le Japon a subi une occidentalisation accélérée imposée par l’occupation états-unienne. Ce choc a abattu des barrières culturelles et introduit des modèles sociaux fragiles, fondés sur une liberté mal comprise et un rapport consumériste à la vie.
Aujourd’hui, louer un homme mûr à l’heure est un triste signal d’alarme pour nos sociétés : si le Japon, avec ses traditions, est à ce point fragilisé, que restera-t-il de nos civilisations occidentales, déjà rongées par l’idéologie du relativisme, du « tout est permis » et du rejet de l’autorité ?
Face à cette mutation, une question cruciale s’impose : le progrès vers quoi ? S’agit-il d’une amélioration réelle de la condition humaine, de la construction de sociétés équilibrées, ou bien d’un glissement vers la déliquescence, l’individualisme et la marchandisation de l’humain ?
Le Japon montre que le progrès technique sans progrès moral est une impasse. Et l’Occident, en célébrant l’enfant-roi, la suppression des cadres, et la consommation à outrance, s’expose au même déclin.
Le véritable défi est donc de renouer avec ce que nos sociétés ont trop longtemps rejeté : la transmission, l’autorité, la responsabilité et la sagesse.