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Société Générale : grève autour du télétravail, symptôme d’un malaise post-Covid plus profond

En France, la décision de la Société Générale de réduire drastiquement le télétravail suscite la colère des syndicats, qui appellent à la grève ce 27 juin. Derrière ce bras de fer se joue bien plus qu’un simple débat sur l’organisation du travail : un révélateur des paradoxes français face au travail, à la liberté, et au rapport au réel.

Jeudi 27 juin, plusieurs syndicats (CFDT, CFTC, CGT) de la Société Générale ont appelé à la grève. Motif : la direction du groupe bancaire veut réduire à un seul jour par semaine la possibilité de télétravailler, alors que de nombreux employés bénéficiaient jusqu’ici de deux à trois jours de travail à distance. La mesure est jugée autoritaire, brutale, et déconnectée des réalités professionnelles post-Covid.

Mais derrière ce mouvement, c’est une tension bien plus large qui s’exprime : celle entre le besoin d’autonomie exprimé par une partie des salariés et les exigences de contrôle et de présence physique qui structurent encore le modèle d’entreprise traditionnel.

En mars 2020, au plus fort de la pandémie de Covid-19, des millions de salariés français furent contraints de travailler à distance du jour au lendemain. À l’époque, ce bouleversement fut largement mal vécu. Enquête après enquête, les Français affirmaient leur attachement au collectif, au cadre du bureau, et leur scepticisme face au « tout distanciel ». Pour beaucoup, le télétravail représentait une perte de repères, d’efficacité, voire de sens.

Cinq ans plus tard, les rôles semblent inversés. Une partie croissante des salariés refuse le retour au bureau, préférant organiser librement leurs journées, souvent en dehors du regard direct de la hiérarchie. Ce basculement s’est opéré sans réelle réflexion collective. Il soulève pourtant des enjeux fondamentaux sur la nature même du contrat de travail : est-il encore possible d’exiger une présence sans être perçu comme autoritaire ? Et que devient la notion d’engagement, dans un monde où l’espace professionnel est réduit à une fenêtre Zoom ?

Du côté des employeurs, l’irritation grandit. À la Société Générale comme ailleurs, les directions s’inquiètent d’un télétravail devenu, selon certains, une forme de « zone grise » du travail salarié. Difficile, en effet, de vérifier que les horaires contractuels sont respectés, que la productivité est constante, que les collaborateurs restent disponibles, motivés, connectés. Le lien hiérarchique s’effrite. La culture d’entreprise s’évapore. Et l’efficacité supposée du télétravail reste difficile à mesurer objectivement.

En imposant un retour plus encadré au bureau, la Société Générale espère rétablir ce lien de proximité managériale et de visibilité. Mais le rejet est vif. Car au fil des mois, le télétravail s’est aussi installé comme une nouvelle norme culturelle. Il s’agit moins d’un outil temporaire que d’un mode de vie revendiqué quitte à ignorer les contradictions qu’il suppose.

Ce conflit révèle aussi une fracture plus profonde encore : un certain rejet de la confrontation avec le réel. Loin des transports, des horaires fixes, des relations humaines parfois rugueuses ou imprévues, le télétravail offre un monde aménagé, à la carte. Un monde où l’on peut éviter les frictions sociales, les conflits de génération, la hiérarchie directe et même, parfois, le miroir de soi-même dans l’espace public. Le bureau est perçu comme une contrainte ; le chez-soi, comme un refuge.

Mais cette illusion d’autonomie n’est pas sans danger. Elle affaiblit le tissu collectif, réduit la circulation des idées, et alimente une forme de désincarnation du travail. Ce n’est pas tant la technologie qui pose problème, mais l’usage qu’une société en crise du lien fait d’elle.

Ce qui se joue aujourd’hui à la Société Générale concerne l’ensemble des grandes entreprises françaises et bien au-delà. En Allemagne, au Japon ou aux États-Unis d’Amérique, des géants de la tech et de la finance cherchent eux aussi à imposer un retour au bureau. Les résultats sont contrastés : là où certains ont su réintroduire la présence progressive avec pédagogie, d’autres se heurtent à une résistance accrue, notamment chez les jeunes salariés.

En France, le débat est encore largement piégé entre deux visions antagonistes : celle du contrôle, issue du modèle industriel, et celle de l’autonomie, portée par les mutations culturelles contemporaines. Il manque, pour l’heure, une synthèse collective, lucide, capable de penser un cadre de travail post-pandémique cohérent, humain et vérifiable.

La grève à la Société Générale n’est sans doute qu’un symptôme. Mais il est révélateur. Il met en lumière une tension culturelle propre à notre époque : vouloir les libertés du télétravail sans en assumer les responsabilités ; refuser les contraintes du bureau sans inventer d’alternative robuste. Le défi, pour les entreprises comme pour les salariés, sera de réconcilier autonomie et engagement, présence et souplesse, lien collectif et individualité.

Une équation délicate, mais incontournable, à l’heure où le travail n’est plus un simple lieu, mais une expérience sociale en recomposition.