Le président tunisien, Kaïs Saïed, a décidé de limoger, dans la nuit de jeudi 20 à vendredi 21 mars, le premier ministre, Kamel Madouri, un technocrate qui avait été nommé en août 2024 lors d’un vaste remaniement, selon un communiqué de la présidence. M. Madouri a été immédiatement remplacé par Sarra Zaafrani Zenzri, ministre de l’équipement, tandis que le reste du gouvernement a été maintenu.
Aucune explication officielle n’a été fournie au départ de M. Madouri. Il s’agit du quatrième limogeage, sans autre forme de procès, d’un chef du gouvernement en Tunisie depuis le coup de force de M. Saïed à l’été 2021. Comme elle a coutume de le faire, la présidence a annoncé le limogeage de M. Madouri très tôt vendredi, dans un communiqué laconique sur Facebook. Sans un mot pour son désormais ex-premier ministre, M. Saïed a insisté auprès de Mme Zaafrani sur la nécessité de mieux coordonner « le travail gouvernemental » et de chercher à dépasser « les obstacles pour réaliser les attentes du peuple tunisien ».
Le président avait laissé transparaître son mécontentement ces dernières semaines, exhortant ses ministres à passer aux actes.
Mme Zaafrani, 62 ans, qui parle arabe, français, anglais et allemand, est la deuxième femme à diriger le gouvernement en Tunisie après Najla Bouden, qui avait été première ministre d’octobre 2021 à août 2023. Jusqu’à sa nomination comme ministre de l’équipement en 2021, Mme Zaafrani, titulaire également d’un master en géotechnique décroché en Allemagne, a dirigé, à partir de 2009 au sein du même ministère, la division chargée de la construction des autoroutes, où elle négociait notamment avec les bailleurs de fonds. Salah Zouari prend sa suite à la tête du ministère de l’équipement et de l’habitat.
Le 6 février dernier, M. Saïed avait limogé, également en pleine nuit, sa ministre des finances, Sihem Boughdiri Nemsia, remplacée par la magistrate Michket Slama Khaldi.
Un procès « politique »
Dans une vidéo précédant l’annonce du changement de premier ministre, le président a estimé qu’« il [était] temps que tout dirigeant soit entièrement tenu pour responsable [de ses actes], quel que soit son poste ». « Fini, les abus envers les citoyens », a-t-il ajouté, selon la vidéo où on le voit diriger une réunion du Conseil de sécurité nationale, avec plusieurs ministres et responsables sécuritaires. Il a par ailleurs jugé suspecte une série de mouvements sociaux et d’immolations par le feu avant le mois de ramadan, qui a commencé au début de mars. « Tout cela a coïncidé avec le début du procès des accusés dans l’affaire du complot contre la sûreté de l’Etat », a-t-il lancé. « Pas besoin d’en dire plus », a-t-il lâché.
Des dizaines de personnes, dont certains des plus grands noms de l’opposition en Tunisie, sont jugées dans le cadre de ce procès qui a débuté le 4 mars et a été dénoncé comme « politique » par les militants des droits humains.
Le président tunisien dispose des pleins pouvoirs lui permettant de révoquer ministres et magistrats. En août 2024, il avait procédé à un vaste remaniement lors duquel il avait nommé M. Madouri, un ancien haut fonctionnaire spécialiste des affaires sociales. Il avait aussi changé 19 ministres, justifiant sa décision par « l’intérêt suprême de l’Etat » et des impératifs de « sûreté nationale ».
Régime ultraprésidentiel
Ce changement de premier ministre s’inscrit dans un climat politique tendu avec des dizaines d’opposants emprisonnés, certains depuis deux ans, ainsi que des hommes d’affaires et des personnalités des médias.
A l’été 2021, M. Saïed avait limogé son premier ministre de l’époque et gelé les activités du Parlement. Il a depuis révisé la Constitution pour réinstaurer un régime ultraprésidentiel, où il dispose de facto de tous les pouvoirs. L’opposition et les ONG tunisiennes et étrangères déplorent, depuis ce coup de force, une régression des droits et des libertés en Tunisie, pays berceau du « printemps arabe » en 2011, lorsqu’une révolte populaire a renversé le dictateur Zine El-Abidine Ben Ali.
M. Saïed a été réélu le 6 octobre 2024 à une écrasante majorité des voix (plus de 90 %) dans un scrutin marqué par une très faible participation moins de 30 %.
Très proche de l’Algérie voisine, qui soutient la Tunisie par des crédits et des envois d’hydrocarbures à prix d’ami, M. Saïed a rompu il y a plus d’un an des négociations entamées avec le Fonds monétaire international, qui avait proposé un prêt de 2 milliards de dollars en échange d’une série de réformes, notamment dans les subventions étatiques aux produits énergétiques.
La Tunisie subit de graves difficultés économiques et financières, reflétées par sa croissance poussive de 0,4 % en 2024, son taux de chômage de 16 % et sa dette équivalant à environ 80 % de son produit intérieur brut.
Joseph Kouamé