En Indonésie, la contestation sociale atteint des niveaux jamais vus depuis la chute du régime de Suharto en 1998. La cause ? Un projet de modification de la loi sur les forces armées, qui permettrait à des officiers militaires actifs de siéger à des postes civils, notamment au sein d’institutions judiciaires et d’entreprises publiques. Cette proposition, portée par le président Prabowo Subianto, ancien commandant des forces spéciales sous la dictature, a provoqué une vague de protestations dans tout le pays.
Un retour à la “double fonction” de l’armée ?
Les amendements proposés visent à accroître l’influence de l’armée dans les affaires civiles, ouvrant la voie à la nomination d’officiers militaires à des postes dans des institutions comme le bureau du Procureur général, les agences de lutte contre le terrorisme, et même la Cour suprême. Un retour aux pratiques de l’ère Suharto, où l’armée exerçait une « double fonction » à la fois militaire et civile, un système désormais considéré comme incompatible avec la démocratie post-Suharto.
Le président Prabowo, qui a supervisé de nombreuses répressions sous le régime militaire, semble vouloir restaurer l’autorité de l’armée. Les défenseurs des droits humains, y compris Human Rights Watch et plusieurs organisations indonésiennes, s’opposent fermement à ce projet. Selon eux, cela affaiblirait les garanties des droits humains et relancerait un système d’impunité pour les auteurs de violations des droits.
Une jeunesse mobilisée contre la militarisation du pays
Depuis des semaines, des manifestations secouent l’Indonésie. Des étudiants, des militants autochtones, des ouvriers, et des journalistes sont descendus dans les rues pour exprimer leur rejet de la militarisation croissante. À Surabaya, le 18 mars, des centaines de jeunes se sont affrontés à la police, lançant des pierres et des cocktails Molotov. Le slogan ? « Rejetez la loi militaire, le capitalisme est incompatible avec la génération Z ».
Les manifestations ont été réprimées violemment, avec l’usage de gaz lacrymogènes et de matraques, tandis que la presse, comme le journal Tempo, a été ciblée par des menaces physiques. L’inquiétude est grande : la liberté d’expression, déjà mise à mal sous le régime actuel, pourrait être davantage restreinte avec la militarisation accrue des institutions.
Le Fonds Danantara et l’oligarchie en question
Parallèlement, un autre front de lutte s’est ouvert contre le Fonds souverain Danantara, mis en place par le gouvernement. Officiellement destiné à gérer les actifs publics, ce fonds échappe à tout contrôle parlementaire et bénéficie d’une immunité juridique totale. D’après les critiques, il représente un moyen pour l’oligarchie de détourner l’argent public au profit de projets privés, notamment dans l’industrie énergétique et technologique, au détriment des services publics comme l’éducation et la santé.
La répression des peuples autochtones et la destruction des terres
Les populations autochtones, en particulier à Sumatra et en Papouasie, se battent également contre la perte de leurs terres, souvent au profit de l’État ou des entreprises, souvent avec la complicité de l’armée. Les leaders communautaires, comme Sorbatua Siallagan, sont accusés d’« intrusion » sur leurs propres terres ancestrales, tandis que des milliers d’hectares sont confisqués pour faire place à des plantations industrielles.
En outre, le programme “food estate” de Prabowo, qui vise à remplacer les cultures locales par des productions industrielles de riz et de blé, est perçu comme une tentative de contrôler l’alimentation du pays et de détruire les cultures vivrières traditionnelles.
Les revendications populaires et un avenir incertain
Le peuple indonésien, particulièrement la jeunesse, exprime des revendications claires : l’abrogation de la loi militaire, l’arrêt de la répression, l’annulation du fonds Danantara, et l’adoption de la loi sur les peuples autochtones. Mais surtout, il exige la fin de l’implication de l’armée dans la vie politique du pays.
Pour de nombreux observateurs, ce soulèvement rappelle les événements de 1998, lorsque la population avait renversé Suharto. Bien que le contexte soit différent, les similitudes sont frappantes : une répression brutale, un pouvoir qui ne cache plus son autoritarisme, et une population prête à se battre pour préserver les libertés acquises après la dictature.
Si le gouvernement de Prabowo continue sur sa lancée, il pourrait bien réveiller un esprit de révolte qui secouerait profondément le pays. La question reste ouverte : l’Indonésie pourra-t-elle résister à cette dérive autoritaire, ou se dirige-t-elle vers un retour à un système de contrôle militaire total ? Le pays est à la croisée des chemins, et la rue semble déterminée à ne pas se laisser faire.
Joseph Kouamé