Cameroun : turbulences dans le jeu d’alliances autour de Paul Biya dans le Grand-Nord à quelques mois de la présidentielle

Alors que la présidentielle de 2025 se profile à l’horizon, des alliés du Grand-Nord émettent des sons discordant à l’égard du régime de Yaoundé, remettant en cause un pacte politique tacite qui aura longtemps assuré un soutien électoral massif au président Paul Biya.

Au nord du Cameroun, à quelques mois de la présidentielle, des critiques d’Issa Tchiroma, ministre de l’Emploi et de la formation professionnelle, formulées à Garoua devant des militants de son parti FSNC, ainsi que la convocation d’un Comité central extraordinaire de l’UNDP de Bello Bouba, ministre d’État du Tourisme et des loisirs, interpellent. Ces deux alliés du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC) de Paul Biya sont-ils en train tourner le dos au chef de l’État ?

L’un des signaux les plus forts de cette rupture est venu d’Issa Tchiroma Bakary, ministre de l’Emploi et de la Formation professionnelle, mais surtout président du Front national pour le salut du Cameroun (FSNC), parti allié au RDPC depuis plusieurs scrutins présidentiels. Le 13 juin dernier, dans son fief électoral de Garoua, Issa Tchiroma a tenu un discours d’une virulence inhabituelle contre le pouvoir qu’il soutient pourtant officiellement, prenant à témoin une foule acquise à sa cause.

Dans un message direct, livré en langue locale, il a attribué la responsabilité des souffrances du Septentrion , chômage massif, pauvreté persistante, marginalisation institutionnelle au régime en place. « Les hommes pouvaient travailler comment alors qu’ils postulent aux concours, on ne les prend pas, on ne les aide pas, on ne fait rien pour eux ? Nous sommes dans la misère. Quelqu’un qui cherche son bonheur viendra vous dire qu’il faut voter pour rester dans la pauvreté. N’est-ce pas un malheur ? C’est un malheur », a-t-il affirmé avant d’insister : « Si un jour, moi Issa Tchiroma, vous demande de voter pour ce qui vous apporte du malheur, c’est que je suis un méchant ».

Au-delà du ton, le fond de son propos sonne comme un appel implicite à tourner le dos au président Paul Biya lors de la prochaine échéance électorale. « Aujourd’hui, on n’a pas pu vous sortir des problèmes d’hier. Mais si maintenant on se rassemble tous, on va vous faire sortir des problèmes pour toujours. Voilà pourquoi je vous dis (…) le Seigneur nous a réveillés, c’est le moment de semer. Il faut que chacun se prépare à faire son travail. Chacun, le moment venu, doit mettre dans son enveloppe ce qui va nous faire sortir du malheur dans lequel nous vivons depuis 42 ans », a-t-il lancé.

Réactions en chaîne

Ces propos, inédits dans leur tonalité, ont immédiatement provoqué un tollé dans les rangs du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), le parti au pouvoir. Hervé Emmanuel Nkom, membre titulaire du Comité central, a réclamé publiquement l’éviction d’Issa Tchiroma du gouvernement. « Il faut tirer les conséquences des variations des positions des uns et des autres. On est dans une période où l’on ne peut pas aller avec des gens approximatifs », a-t-il déclaré sur le plateau d’une chaîne de télévision locale avant d’ajouter : « Après cette déclaration, le minimum serait qu’Issa Tchiroma Bakary ne soit plus dans le gouvernement », soulignant l’impossibilité d’être à l’intérieur du système tout en le critiquant de l’extérieur.

Pour Philippe Nsoa, journaliste et analyste politique, « le ministre Tchiroma est constant dans l’incohérence ». Sur le plateau d’une émission télévisée, il a rappelé que « depuis 16 ans qu’il est ministre, Issa Tchiroma n’a eu que des paroles laudatrices pour Paul Biya. Aujourd’hui, il opère un virage spectaculaire, mais il n’en est pas à sa première volte-face »

Rupture silencieuse

Mais au-delà de la seule posture d’Issa Tchiroma, c’est toute une dynamique de reconfiguration politique qui semble prendre forme dans le Septentrion, à rebours de la fidélité électorale jusque-là quasi automatique à Paul Biya, président national et candidat naturel du RDPC à la présidentielle d’octobre 2025.

Le 28 juin prochain, le Comité central de l’Union nationale pour la démocratie et le progrès (UNDP) se réunira à Yaoundé. Des voix internes appellent déjà à une rupture avec le RDPC, dans un contexte où le leadership de Bello Bouba Maïgari, président de l’UNDP, est de plus en plus contesté.

Dans le même sillage, Abdouraman Babba Hamadou, figure médiatisée du Nord et promoteur du concept de la « VAR politique », a récemment lancé un appel vibrant à un « sursaut républicain national en vue de la présidentielle de 2025 ». Dans une tribune largement partagée, il a affirmé : « Je continue toujours de penser que pour récupérer notre pays lors de la prochaine élection présidentielle, il faudra fédérer les partisans du changement d’où qu’ils viennent et de quelque bord qu’ils soient. Faisons souffler le vent du changement dans tous les coins et recoins du Cameroun ! »

Bien que Tchiroma et Babba Hamadou n’appartiennent pas au même bord, leurs appels convergent sur un même objectif : rassembler les forces du changement dans une région longtemps considérée comme un bastion électoral du pouvoir.

Indéfectibilité absolue de l’ANDP

Pour autant, le soutien du Grand-Nord au président Paul Biya n’est pas totalement effrité. En témoigne la position inchangée de l’Alliance nationale pour la démocratie et le progrès (ANDP), autre allié historique du RDPC. Hamadou Moustapha, président de ce parti, a toujours réitéré son indéfectible soutien au chef de l’État, « Nous irons aux élections présidentielles. C’est le moment ou jamais de dire merci au président de la République. Je parle en tant que président national de l’ANDP. Aux élections présidentielles prochaines, le président Biya sera notre candidat. Nous l’avons soutenu et nous le soutiendrons encore et encore », déclarait-il le 3 août 2024 à Tokombéré, une localité du département du Mayo-Sava dans la région de l’Extrême nord.

Malgré le maillage territorial que revendique le RDPC dans les trois régions septentrionales, les prises de position récentes d’acteurs influents comme Issa Tchiroma, les dissensions au sein de l’UNDP et l’activisme des figures comme Abdouraman Babba Hamadou ou Guibai Gatama posent une question politique de fond : Paul Biya peut-il encore compter sur le Grand-Nord pour conserver le pouvoir ?

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