Des milliers d’habitants de Gabès, dans le sud de la Tunisie, sont descendus dans les rues mercredi pour réclamer la fermeture du complexe chimique du Groupe chimique tunisien (GCT), accusé d’être à l’origine de graves intoxications et d’une pollution chronique dans la région. Cette mobilisation sans précédent intervient après plusieurs vagues d’hospitalisations d’élèves et de riverains.
« Nous voulons respirer » : la colère monte à Gabès
« Nous voulons respirer », scandaient les manifestants rassemblés à proximité de l’usine publique du GCT. Le cortège, rassemblant plusieurs milliers de personnes selon la police et les médias, a été dispersé par des tirs de gaz lacrymogène. Sur place, des témoins ont rapporté des scènes de panique et plusieurs évanouissements.
La manifestation, organisée par le collectif Stop pollution, faisait suite à un nouvel épisode d’intoxications ayant touché plus d’une centaine de personnes. Selon un responsable local, 122 habitants ont été hospitalisés ou soignés ces derniers jours, parmi eux de nombreux enfants.
Des familles brisées par la pollution
La correspondante de France 24 en Tunisie, Lilia Blaise, a recueilli le témoignage poignant d’un père de famille dans le quartier de Chott Salem :
« Quand ma fille soulève une tasse de café, elle la laisse tomber. Elle a des vertiges, des problèmes de coordination. Elle ne supporte plus aucune odeur. Ce n’est pas trop demander que nos enfants vivent dans un environnement sain », confie-t-il.
Un autre parent exprime son espoir que le président Kaïs Saïed intervienne :
« Nous avons confiance en lui. Il doit trouver une solution à la pollution, surtout pour les plus pauvres qui ne peuvent pas se défendre. »
Une mobilisation historique contre un fléau ancien
Les habitants de Gabès dénoncent depuis plus d’une décennie les effets dévastateurs du GCT : pollution des plages, disparition de la pêche, hausse des maladies respiratoires et des cancers.
« Le peuple veut le démantèlement des unités polluantes », ont crié les manifestants, parmi lesquels des familles entières.
« Mes trois enfants et moi sommes asthmatiques. Mon mari et ma mère sont morts d’un cancer à cause de ce groupe », témoigne Lamia Ben Mohamed, 52 ans.
Pour Marwa Salah, cardiologue à l’hôpital régional, « il faut que cela cesse ».
« Nous voulons vivre sans la pollution du complexe. Gabès est unie pour une même cause : démanteler les unités du groupe chimique. »
Les manifestants arboraient des banderoles frappées de slogans tels que « Gabès sans oxygène », « Le complexe nous tue sous le regard de l’État » ou encore « Stop génocide ».
Un complexe vétuste au cœur d’un dilemme national
Selon Slah Ben Hamed, responsable régional du syndicat UGTT, les intoxications récentes seraient dues à « des équipements trop vieux » provoquant des fuites de gaz toxiques. L’usine fabrique des engrais à partir de phosphates, d’acide sulfurique et d’ammoniac.
Sur la plage, le militant Kayreddine Debaya du collectif Stop pollution montre une eau grisâtre :
« Ce que vous voyez, c’est le phosphogypse, un déchet du phosphate. Il se déverse dans la mer et tue la vie marine. 93 % de la biodiversité marine a disparu à Gabès. »
Entre promesses politiques et impératifs économiques
Face à la colère, le président Kaïs Saïed a envoyé une délégation des ministères de l’Industrie et de l’Environnement pour « faire le nécessaire ». Mais de nombreux experts jugent irréaliste toute tentative d’assainissement d’un site vieux de plus d’un demi-siècle.
Le paradoxe demeure : alors que la population réclame la fermeture du complexe, l’État tunisien mise sur la relance de la production de phosphates, principale richesse du pays. Kaïs Saïed a ordonné de quintupler la production d’engrais phosphatés d’ici 2030, pour atteindre 14 millions de tonnes par an et profiter de la flambée mondiale des prix.
Une bataille environnementale devenue politique
La mobilisation de Gabès, la plus importante depuis des années, met en lumière un choix difficile pour le gouvernement tunisien : préserver un secteur stratégique de l’économie ou répondre à l’exaspération d’une population malade de son environnement.
Entre la relance industrielle et le droit à un air respirable, Gabès est devenue le symbole du conflit entre développement économique et survie écologique.