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Climat : pourquoi la Suède, ancien modèle union-européen, voit ses émissions repartir à la hausse

Longtemps citée comme un exemple de transition écologique réussie, la Suède connaît depuis 2023 une inflexion nette de sa trajectoire climatique. Derrière ce retournement se dessine une réalité plus large : la fragilité politique des politiques environnementales dans les démocraties occidentales, y compris là où le consensus semblait solidement établi.

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Pendant plusieurs décennies, la Suède a occupé une place singulière dans le paysage climatique européen. Fiscalité carbone pionnière, mix énergétique largement décarboné, stabilité des orientations publiques : le royaume scandinave s’était imposé comme une référence, souvent invoquée par les institutions de l’Union européenne pour démontrer qu’ambition climatique et performance économique pouvaient coexister.

Or, depuis deux ans, cette trajectoire s’est interrompue. Les émissions nationales repartent à la hausse, certains instruments de politique environnementale sont démantelés et la crédibilité climatique de Stockholm est désormais questionnée par plusieurs organismes internationaux. Ce décrochage, discret mais mesurable, marque une rupture politique plus profonde qu’il n’y paraît.

Une transition historiquement ancrée dans l’État stratège

La réussite climatique suédoise ne relevait ni du hasard ni d’un simple volontarisme moral. Elle reposait sur des choix structurels opérés dès les années 1970, lorsque le pays, confronté aux chocs pétroliers, engage une transformation de long terme de son système énergétique. L’hydroélectricité, le nucléaire civil et les réseaux de chauffage urbain constituent alors les piliers d’un modèle visant à réduire la dépendance aux hydrocarbures importés.

À partir des années 1990, l’introduction d’une taxe carbone renforce cette architecture. Contrairement à d’autres États, la Suède fait le choix d’un outil fiscal lisible, progressif et relativement stable, permettant aux acteurs économiques d’anticiper. Cette continuité politique favorise l’acceptabilité sociale de la transition et explique, en grande partie, la baisse durable des émissions observée sur plusieurs décennies.

2022 : rupture politique et changement de priorités

L’alternance gouvernementale de 2022 marque un point de bascule. La nouvelle coalition au pouvoir, soutenue au Parlement par une droite nationaliste, assume une redéfinition des priorités publiques. La lutte contre l’inflation, la protection du pouvoir d’achat et la compétitivité industrielle prennent le pas sur les objectifs climatiques intermédiaires.

Dans ce cadre, plusieurs dispositifs structurants sont remis en cause : réduction des aides à l’achat de véhicules électriques, affaiblissement de la fiscalité environnementale, baisse de l’obligation d’incorporation de biocarburants dans les carburants. Présentées comme des mesures de “réalisme économique”, ces décisions traduisent en réalité un arbitrage politique explicite : ralentir la transition pour contenir les tensions sociales à court terme.

Les transports, révélateur du décrochage

Le secteur des transports concentre les effets de ce virage. En abaissant les exigences sur les carburants renouvelables, la Suède a mécaniquement favorisé le retour des carburants fossiles traditionnels. Cette évolution a suffi à inverser, en peu de temps, une dynamique climatique jusque-là maîtrisée.

Ce choix est d’autant plus significatif que les transports constituent, dans l’ensemble des États de l’Union européenne, le principal point de fragilité des stratégies de décarbonation. Là où certains gouvernements durcissent leurs normes ou accélèrent l’électrification, Stockholm opte pour une temporisation qui pèse lourdement sur son bilan climatique global.

Un avertissement pour l’Europe

Les signaux envoyés par les institutions internationales sont clairs. Plusieurs évaluations soulignent un affaiblissement de la fiscalité verte et une perte de cohérence des politiques climatiques suédoises. La perspective d’un non-respect des objectifs intermédiaires à l’horizon 2030, autrefois jugée improbable, est désormais évoquée ouvertement.

Certes, la Suède part d’un niveau d’émissions historiquement bas, ce qui rend toute hausse relative plus visible. Mais cet argument statistique ne suffit pas à masquer une réalité politique : la transition écologique, même lorsqu’elle semble consolidée, demeure réversible.

Une transition politiquement vulnérable

Le cas suédois met en lumière une tension centrale des démocraties occidentales. La transition écologique repose sur des politiques de long terme, tandis que les cycles électoraux privilégient des réponses immédiates aux contraintes économiques et sociales. Lorsque le consensus politique se fissure, les instruments climatiques deviennent des variables d’ajustement.

Pour autant, le soutien de la société suédoise à des politiques environnementales ambitieuses n’a pas disparu. Le débat porte moins sur la finalité que sur le rythme et le coût de la transition. Cette dissociation entre adhésion de principe et arbitrages gouvernementaux constitue l’un des enseignements majeurs du moment suédois.

Au-delà de la Suède, une leçon européenne

La Suède n’est pas un cas isolé, mais un révélateur. Son décrochage souligne les limites d’une transition écologique pensée comme acquise une fois les bons indicateurs atteints. Il rappelle que, sans continuité politique et sans instruments robustes, les avancées climatiques peuvent être rapidement remises en cause.

En ce sens, le recul suédois dépasse largement le cadre national. Il interroge la capacité de l’Union européenne et de ses États membres à inscrire durablement la transition écologique dans des choix politiques contraignants, capables de résister aux alternances et aux chocs économiques. Pour un pays longtemps érigé en modèle, la leçon est sévère : en matière climatique, l’exemplarité ne se décrète pas, elle se maintient.

Celine Dou, pour la boussole-infos

Entre Malmö et Copenhague, le pont de l’Øresund relie deux économies que tout oppose

Sous le vent froid du détroit d’Øresund, un flux discret mais croissant de travailleurs suédois franchit chaque matin le pont qui relie Malmö à Copenhague. Ce ruban d’acier et de béton, long de huit kilomètres, incarne depuis vingt-quatre ans la coopération entre deux modèles nordiques réputés exemplaires. Mais aujourd’hui, il révèle surtout leurs contrastes économiques : d’un côté, la Suède et son chômage persistant ; de l’autre, le Danemark et son appétit insatiable de main-d’œuvre.

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Une traversée du travail

Alicia Höök, 31 ans, habitante de Malmö, a traversé le pont pour la première fois non pas en touriste, mais en quête d’un emploi. Licenciée d’une entreprise de commerce en ligne en février dernier, elle a envoyé plus de deux cents candidatures en Scanie sans succès. C’est finalement à Copenhague qu’elle a obtenu un entretien. « Ce n’est pas du tout cuit au Danemark non plus, mais là-bas au moins, ils cherchent du monde », confie-t-elle. Son cas illustre un mouvement de fond : celui de milliers de Suédois qui, faute d’opportunités chez eux, regardent vers l’autre rive.

Selon les chiffres officiels, le taux de chômage atteint 9,3 % dans la région de Scanie, avec des pointes à 13 % dans certaines communes, alors qu’il plafonne à 2,5 % au Danemark. À une heure de route seulement, deux réalités économiques s’observent sans se ressembler.

Deux modèles nordiques en décalage

Le contraste ne date pas d’hier. Le Danemark a su maintenir son dynamisme grâce à la « flexisécurité », un système qui combine flexibilité de l’emploi et sécurité des revenus. Il favorise les embauches rapides et une mobilité professionnelle constante. Les entreprises danoises, notamment dans la logistique, la santé et la construction, peinent aujourd’hui à recruter.

La Suède, en revanche, affronte un ralentissement prolongé : contraction du commerce en ligne, baisse de la production industrielle, hausse des coûts de l’énergie et politique monétaire rigide. Si le pays reste une puissance technologique, les mutations du marché du travail frappent plus durement les jeunes et les travailleurs peu qualifiés.

Ce décalage fragilise le modèle nordique, longtemps perçu comme un équilibre parfait entre prospérité et justice sociale. L’égalité vantée à Stockholm s’effrite ; le plein emploi célébré à Copenhague attire ses voisins.

Vivre en Suède, travailler au Danemark

Chaque jour, environ 17 000 personnes traversent l’Øresund pour rejoindre leur lieu de travail danois. Ce choix n’est pas sans coût : péage élevé, transports saturés, impôts transfrontaliers complexes. Pourtant, la différence salariale compense les contraintes. Beaucoup continuent de vivre en Suède, où le logement est moins cher, tout en profitant des salaires danois.

Mais cette mobilité reste fragile : la barrière linguistique freine certaines reconversions, et les statuts fiscaux des travailleurs frontaliers font régulièrement débat. Pour d’autres, cette migration du quotidien nourrit un sentiment d’exil intérieur : « On reste Scandinave, mais on ne se sent plus tout à fait chez soi », confie un technicien suédois rencontré à la gare d’Hylla.

Le miroir d’une Europe fragmentée

L’histoire d’Alicia et des navetteurs de l’Øresund n’est pas seulement nordique. Elle illustre un phénomène européen : les déséquilibres régionaux s’accentuent, même entre pays réputés stables. Les écarts de croissance, de fiscalité et de politiques publiques redessinent la carte sociale de l’Union européenne.

À travers ce pont, on aperçoit les limites d’un modèle que Bruxelles aime citer en exemple. L’Europe du Nord reste prospère, mais les fractures s’y creusent en silence : urbanisation rapide, vieillissement démographique, et désormais migrations économiques internes.

Le pont de l’Øresund, chef-d’œuvre d’ingénierie inauguré en 2000, devait symboliser l’union des peuples nordiques. Vingt-cinq ans plus tard, il révèle surtout que même les sociétés les plus égalitaires ne sont pas à l’abri de la divergence.

Entre Malmö et Copenhague, le pont continue de porter les rêves et les inquiétudes de toute une région. Il relie deux nations qui partagent la même mer, mais plus tout à fait la même prospérité. À mesure que les travailleurs suédois franchissent la frontière invisible du détroit, c’est toute l’Europe sociale qui se reflète dans leurs pas : un espace ouvert, mais inégalement respirable.

Celine Dou

Union européenne : l’enregistrement biométrique devient obligatoire aux frontières extérieures

À partir de ce dimanche 12 octobre 2025, tout ressortissant de pays tiers franchissant une frontière extérieure de l’espace Schengen devra se soumettre à un enregistrement biométrique. Ce changement marque l’entrée en vigueur du nouveau système européen d’entrée/sortie (EES – Entry Exit System), voulu par l’Union européenne pour mieux contrôler les flux migratoires et lutter contre les séjours irréguliers.

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Un système automatisé pour remplacer le tampon manuel

Jusqu’ici, les voyageurs non-européens recevaient un simple tampon sur leur passeport lors de leur entrée dans l’espace Schengen. Désormais, l’EES enregistre électroniquement plusieurs données : identité complète, numéro de passeport, date et lieu d’entrée ou de sortie, photo biométrique et empreintes digitales.
Selon la Commission européenne, ce dispositif vise à « moderniser la gestion des frontières », en assurant un suivi précis des durées de séjour autorisées 90 jours sur une période de 180 et en repérant plus aisément les dépassements.

Les États membres disposeront de terminaux biométriques dans les aéroports, ports, gares internationales et postes frontaliers terrestres. Le déploiement se fera progressivement, tous les points de passage n’étant pas encore équipés.

Sécurité ou surveillance ?

Derrière l’argument sécuritaire, plusieurs voix s’élèvent pour dénoncer une dérive vers la surveillance généralisée. Les associations de défense des droits numériques s’inquiètent d’une collecte massive de données sensibles : empreintes digitales, photographies faciales, informations personnelles.
Ces données pourront être conservées plusieurs années trois à cinq selon les États et partagées entre services de sécurité européens, ce qui pose la question de leur usage, de leur protection et de leur accès éventuel par des partenaires extérieurs.

Les critiques soulignent aussi le risque de discrimination : dans la pratique, le dispositif ne concernera que les ressortissants de pays non membres de l’Union européenne, principalement originaires d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine. Pour beaucoup de voyageurs, cette procédure s’ajoute à des visas déjà coûteux et à des contrôles souvent intrusifs.

Une Europe de plus en plus fortifiée

Avec l’EES, l’Union européenne franchit une étape supplémentaire dans le durcissement de ses frontières extérieures. Ce système vient compléter une série d’outils numériques déjà en place ou en préparation, tels qu’ETIAS, le futur système d’autorisation de voyage inspiré du modèle états-unien ESTA.

Sur le plan politique, Bruxelles justifie ces innovations par la nécessité de « sécuriser » les frontières et de « mieux gérer les flux migratoires ». Mais pour de nombreux observateurs, cette logique traduit avant tout une fermeture croissante de l’Europe sur elle-même, au détriment des échanges humains et de la liberté de circulation.
Les conséquences pratiques risquent d’être immédiates : files d’attente plus longues dans les aéroports, retards aux frontières terrestres et difficultés pour les transporteurs.

Un équilibre délicat entre contrôle et liberté

En apparence technique, l’entrée en vigueur du système EES symbolise une tension majeure du XXIᵉ siècle : comment concilier la sécurité des frontières avec le respect des droits fondamentaux ?
L’Union européenne assure que les garanties prévues par le règlement sont solides et conformes au droit européen. Mais la mise en œuvre concrète, dans un espace de vingt-sept États aux pratiques différentes, sera le véritable test de cette promesse.

Celine Dou

Chypre occupée : la guerre contre la mémoire religieuse

Profanation des églises, disparition d’icônes sacrées, transformation des lieux saints en écuries ou entrepôts : 51 ans après l’invasion turque, une campagne d’effacement systématique du patrimoine chypriote grec interpelle l’Union européenne sur ses responsabilités mémorielles et culturelles.

Il ne s’agit pas d’un simple différend territorial. Ni d’une querelle religieuse secondaire. Cinquante-et-un ans après l’invasion militaire du nord de Chypre par la Turquie, les chiffres révélés lors d’une conférence organisée au Parlement européen à Bruxelles, le 1er juillet 2025, témoignent d’une stratégie plus profonde : l’effacement méthodique de la mémoire chrétienne orthodoxe dans les territoires occupés.

À l’initiative du député chypriote Michális Hadjipantela (PPE), la conférence a dressé un constat alarmant : destruction, transformation ou abandon massif des lieux de culte orthodoxes dans la partie nord de l’île. Le métropolite Basile de Constantia et Famagouste, l’une des voix spirituelles les plus autorisées sur ce dossier, a dénoncé une politique de profanation organisée, appuyée par des chiffres concrets :

  • 25 églises détruites ou gravement endommagées,
  • 24 converties en entrepôts,
  • 17 en écuries,
  • 16 transformées en mosquées,
  • 21 rasées.

À cela s’ajoute le pillage systématique d’objets liturgiques, la disparition d’icônes anciennes et la profanation de nombreux cimetières chrétiens.

L’enjeu dépasse les lieux eux-mêmes : il concerne la mémoire, la continuité historique et le droit des peuples à préserver leurs repères culturels. Le nord de Chypre, sous occupation turque depuis 1974, fonctionne comme un territoire isolé où l’histoire chrétienne orthodoxe de l’île est progressivement gommée. Pour le métropolite Basile, il s’agit d’une « stratégie d’effacement identitaire », niant à une population son droit à se souvenir, à transmettre et à exister culturellement dans ses propres lieux.

Dans les couloirs du Parlement européen, certains n’ont pas hésité à employer les termes de « nettoyage culturel » ou de « guerre contre la mémoire ».

Au cœur des échanges, une question dérangeante : que vaut l’engagement européen en faveur du patrimoine et des droits fondamentaux, si l’un de ses propres États membres Chypre voit ainsi bafouée son histoire sur une partie de son territoire, sans réaction ferme des institutions ?

La conférence a fait écho à une inquiétude croissante : la passivité européenne devant des faits que certains pays membres qualifieraient ailleurs de crimes contre le patrimoine. Car derrière les pierres, ce sont des symboles qui tombent. Or, l’Union européenne s’est constituée aussi comme projet de mémoire commune, d’identité respectueuse des diversités, et de réconciliation durable.

Le cas de Chypre est un révélateur de contradictions profondes. D’un côté, l’Union européenne affirme ses principes : État de droit, protection du patrimoine, défense des minorités. De l’autre, elle ménage la Turquie, acteur stratégique dans la région, pays candidat à l’adhésion depuis 1999, mais de plus en plus éloigné des standards européens.

L’absence de reconnaissance de la République turque de Chypre du Nord (RTCN), proclamée unilatéralement en 1983 et soutenue uniquement par Ankara, n’a pas empêché l’installation de faits accomplis. L’occupation militaire s’est accompagnée d’une colonisation démographique progressive, de transferts de populations, et d’une politique de turquisation culturelle.

Dans ce contexte, l’effacement des églises n’est pas une anomalie : il est un outil. Il témoigne d’une volonté d’ancrer une nouvelle identité dans le nord de l’île, coupée de ses racines gréco-chypriotes.

Alors que la Cour européenne des droits de l’homme a déjà condamné la Turquie pour atteintes aux droits culturels et religieux à Chypre, les décisions demeurent peu appliquées. Sur le terrain, les appels à la restauration du patrimoine détruit restent lettre morte.

Ce vide juridique et diplomatique est d’autant plus inquiétant qu’il s’accompagne d’un silence médiatique relatif, alors même que d’autres conflits patrimoniaux en Ukraine, en Irak ou en Arménie mobilisent largement les institutions internationales.

La conférence de Bruxelles n’a pas été qu’un moment de dénonciation. Elle a aussi formulé des pistes d’action :

  • Mise en place d’un inventaire européen du patrimoine menacé.
  • Mobilisation d’experts indépendants pour documenter les destructions.
  • Pressions diplomatiques sur Ankara, conditionnant certains accords à des engagements concrets sur la restauration et la protection des lieux de culte.

Mais, pour que ces intentions prennent corps, encore faut-il qu’un consensus politique se dégage. Or, Chypre est souvent considérée comme une « périphérie » européenne, bien loin des centres de décision à Paris, Berlin ou Bruxelles.

Il ne s’agit pas d’entretenir le ressentiment, mais de restaurer une justice élémentaire. Les églises ne sont pas seulement des bâtiments religieux : elles sont aussi des témoins d’une histoire européenne multiséculaire. Leur profanation n’est pas un détail du passé : c’est un symptôme du présent, où la force prime parfois sur le droit, et où la mémoire devient une cible politique.

Le silence, en pareil cas, est une forme de renoncement.

Budapest : bras de fer juridique autour de la Marche des fiertés entre le pouvoir central et la municipalité

En Hongrie, la tenue de la prochaine Marche des fiertés à Budapest est devenue le théâtre d’un affrontement institutionnel entre le gouvernement du Premier ministre Viktor Orbán et le maire de la capitale, Gergely Karácsony. L’enjeu dépasse le simple cadre de la manifestation : il soulève des questions complexes de droit public, de gouvernance locale, de libertés civiles et de rapports de force au sein de l’Union européenne.

Le 18 juin, la police hongroise a interdit la tenue de la prochaine édition de la Marche des fiertés, invoquant une loi récente entrée en vigueur en mars 2025. Ce texte, soutenu par le gouvernement de Viktor Orbán et adopté par le Parlement à forte majorité, modifie la réglementation sur les rassemblements publics. Il introduit un nouveau principe : la protection prioritaire des enfants contre les « contenus ou manifestations pouvant promouvoir des orientations sexuelles non traditionnelles ».

Selon les autorités nationales, cette législation vise à limiter l’exposition des mineurs à des messages jugés contraires aux valeurs familiales traditionnelles, considérées par le gouvernement comme un pilier de l’identité hongroise.

Face à cette interdiction, le maire de Budapest, Gergely Karácsony issu de l’opposition a annoncé que la municipalité prendrait en charge l’organisation de la manifestation sous le statut d’« événement municipal », et non comme un rassemblement public au sens strict de la loi. Par cette manœuvre juridique, la mairie entend contourner la compétence de la police nationale en matière de maintien de l’ordre.

Le maire a déclaré que la décision d’interdiction n’avait « aucune valeur juridique contraignante » pour la ville, et que l’événement se tiendrait comme prévu. Cet affrontement juridique inédit souligne les tensions croissantes entre les pouvoirs locaux et l’État central hongrois sur la question des compétences respectives.

L’affaire a rapidement pris une dimension internationale. Plusieurs dizaines de députés du Parlement européen ont annoncé leur intention de se rendre à Budapest pour assister à la manifestation. Certains responsables politiques union-européens qualifient l’interdiction hongroise de « violation des droits fondamentaux », relançant les tensions récurrentes entre Bruxelles et Budapest.

De son côté, la Commission européenne envisage d’engager une nouvelle procédure judiciaire contre la Hongrie devant la Cour de justice de l’Union européenne, au motif que cette loi enfreindrait les principes de liberté de réunion et de non-discrimination reconnus par les traités européens.

Au-delà de l’interdiction elle-même, la réforme législative autorise désormais l’usage de la reconnaissance faciale lors de manifestations interdites, dans le but de dresser des listes de participants et de sanctionner les contrevenants par des amendes administratives, pouvant atteindre plusieurs centaines d’euros.

Cette mesure, présentée par le gouvernement comme un outil de prévention des troubles à l’ordre public, alimente les craintes de dérives sécuritaires. Plusieurs organisations de défense des libertés civiles expriment leurs inquiétudes quant à l’usage massif de technologies de surveillance, qui pourraient s’étendre à d’autres domaines de la vie publique.

La séquence actuelle s’inscrit dans un contexte politique intérieur particulier en Hongrie. Viktor Orbán, au pouvoir depuis 2010, continue de consolider son socle électoral conservateur, en vue des élections législatives prévues en 2026. Les thématiques liées à la famille, à la souveraineté culturelle et à la protection de la jeunesse figurent parmi les axes majeurs de sa communication politique.

Pour l’opposition municipale de Budapest, cet affrontement représente également un levier de mobilisation contre l’autoritarisme supposé du pouvoir central, dans une Hongrie où les marges de manœuvre des contre-pouvoirs institutionnels sont souvent limitées.

Au-delà de la seule question de la Marche des fiertés, la situation à Budapest illustre plusieurs tensions sous-jacentes dans l’Union européenne actuelle :

  • les conflits de compétences entre échelons nationaux et locaux ;
  • les divergences d’interprétation sur la protection des libertés fondamentales ;
  • les débats autour de la souveraineté culturelle et des normes sociales au sein de l’espace européen.

Il est peu probable que cet épisode clos le débat : tant au niveau interne qu’à l’échelle union-européenne, la question de l’équilibre entre ordre public, valeurs traditionnelles et libertés civiles continuera d’alimenter des controverses durables.

Malte face au défi de la protection des victimes de violences domestiques : entre intentions politiques et lacunes structurelles

À Malte, un pays membre de l’Union européenne comptant un peu plus de 500 000 habitants, les défaillances institutionnelles dans la gestion des cas de violences domestiques suscitent une vive préoccupation. Dans un communiqué publié le 2 juin 2025, le Malta Women’s Lobby (MWL), une organisation de la société civile engagée dans la défense des droits des femmes, a dénoncé ce qu’elle considère comme un déséquilibre persistant dans le traitement réservé aux victimes par les autorités judiciaires et policières.

Au cœur des critiques formulées par le MWL figure l’engorgement des tribunaux. Selon l’organisation, les affaires de violence domestique s’accumulent, avec plus de 2 000 dossiers en attente. Un second magistrat avait bien été nommé en 2023 pour accélérer les procédures, mais ce renfort n’était plus opérationnel dès septembre de la même année. Depuis lors, les délais se sont à nouveau allongés, exposant les victimes à une attente qui dépasse parfois douze mois avant une première comparution de leur agresseur présumé devant la justice.

Cette lenteur procédurale va à l’encontre des engagements pris par Malte dans le cadre de la Convention d’Istanbul, que l’État a ratifiée en 2014. Cette convention du Conseil de l’Europe impose aux parties de garantir une réponse diligente et efficace des autorités face aux violences à l’égard des femmes.

Outre les délais judiciaires, le Malta Women’s Lobby dénonce l’inefficacité des mesures de protection existantes. Des cas tragiques, comme celui de Bernice Cassar tuée en novembre 2022 après avoir signalé plusieurs agressions de la part de son ancien conjoint illustrent les défaillances d’un système censé prévenir de tels drames.

Des dispositifs de protection, tels que les ordonnances d’éloignement, existent en droit maltais. Cependant, leur mise en œuvre demeure inégale, parfois lente ou ignorée. Le gouvernement avait promis, dès 2014, l’introduction de bracelets électroniques pour surveiller les auteurs de violences. Dix ans plus tard, cette mesure n’a toujours pas été appliquée.

L’efficacité des politiques publiques est aussi conditionnée par les perceptions collectives. À ce titre, un sondage Eurobaromètre réalisé en 2023 a mis en lumière des chiffres préoccupants : 32 % des personnes interrogées à Malte estiment que les femmes exagèrent fréquemment lorsqu’elles déclarent être victimes de viol ou de violence. Il s’agit de l’un des taux les plus élevés de l’Union européenne. Le Malta Women’s Lobby considère que cette perception participe à la banalisation de la violence, au doute systématique jeté sur la parole des victimes, et à une réticence accrue à signaler les faits.

L’organisation féministe appelle à une série de mesures urgentes : allocation de ressources supplémentaires à la justice, formation spécialisée des magistrats et policiers, généralisation des mécanismes de protection (y compris électroniques), mais aussi engagement politique clair et suivi des promesses faites.

En parallèle, elle plaide pour une transformation culturelle profonde, seule à même de créer un environnement dans lequel les femmes victimes de violences seraient pleinement écoutées, crues, protégées et leurs agresseurs véritablement sanctionnés.

Si la situation maltaise interpelle, elle s’inscrit dans un contexte plus large. Dans plusieurs États membres de l’Union européenne, la protection des victimes reste imparfaite, en dépit des cadres juridiques communs. Le cas maltais met en lumière l’écart qui peut exister entre les textes ratifiés et les dispositifs réellement appliqués.

À cet égard, la Commission européenne, tout comme le Conseil de l’Europe, sont appelés à exercer un suivi plus rigoureux des engagements pris par les États, notamment en matière de délais de justice et de dispositifs d’accompagnement.

La dénonciation du Malta Women’s Lobby ne vise pas seulement à pointer des manquements institutionnels : elle interpelle plus largement sur la nécessité d’une justice accessible, rapide et crédible, condition essentielle à la protection des droits fondamentaux. Si Malte, comme d’autres pays de l’Union européenne, a inscrit des principes louables dans ses textes, l’urgence reste d’en garantir la pleine mise en œuvre.